Le vent de Yuze Onsen (partie 1/3)

L’inconnu de l’hôtel


19 septembre, Tokyo, à la maison.

Qui était donc cet étranger, troublant la quiétude de l’hôtel ? Il hante mes songes, envoûtement permanent que je ne comprends pas. Comment avait-il compris ma question ? Et comment interpréter sa réaction ? J’ai encore rêvé de lui cette nuit, de notre dernière rencontre. Je le revois quitter l’ascenseur et répondre « hai » tout bas, dans un timide sourire mélancolique ou charmeur, intense par son regard profond mais sans expression, puis s’éloigner lentement, sans me regarder, sans se retourner. Les portes s’étaient refermées, il disparut à jamais, sauf dans ma mémoire obstinée.

Que faisait-il, seul, dans ce village reculé et paisible de la préfecture d’Akita ? Un paysage bucolique, au bord d’un cours d’eau vigoureux, agité par quelques cascades, au fond d’une vallée. On vient s’y reposer, s’y guérir le corps et l’esprit, dans le calme et la sérénité. On y croise des couples et des familles, des enfants, des parents, des grands-parents, réunis pour quelques jours de congés partagés.

Sa seule présence en avait perturbé l’atmosphère harmonieuse, lorsque la nuit, au bain, mon mari et les hommes le croisaient et ne cessaient d’en parler ; et lorsque le matin, tête basse sur son plateau, ne déjeunant que d’un café, un jus d’orange et un oeuf, les enfants le fixaient de leurs petits yeux écarquillés, étonnés de la frugalité du repas, quand eux se régalaient du gigantesque buffet. Le reste de la journée, il disparaissait ; personne ne sait ce qu’il faisait. Etait-ce sa peau si blanche que l’on remarquait le plus, ou sa solitude, accentuée de mutisme, de ses yeux vides et bas ?

Le jour de son arrivée, j’étais à la boutique pour acheter un cadeau à ma soeur, un coffret de jajamen, reimen et wankosoba. Il fut accueilli comme une célébrité : tout était prêt pour lui, il n’eut même pas à donner son nom pour qu’on lui tendît les clefs. L’hôtesse lui fit un grand sourire, celui que les mousmés font pour attirer nos maris… Quand je pense qu’elle m’avait à peine regardée la veille, enchaînant les clients et les politesses comme des perles sur un collier ! Peut-être était-il connu, et ne voulait-il pas être dérangé ?

Il n’était arrivé qu’avec une petite mallette et une sacoche en bandoulière. Tout était bleu, sauf ses chaussures, grises. Il ressemblait à une ombre estompée par un léger nuage, présent, visible, mais tout absent à la fois. Il ne semblait pas écouter la jeune fille lui expliquer les horaires de repas, et son sourire figé paraissait s’adresser à un être invisible. Il tenait jalousement sa besace, comme s’il avait peur qu’on la lui arrachât. Réflexe européen, car au Japon, personne ne se comporte ainsi. Mon amie Kaori, il y a un mois environ, avait même oublié son portefeuille à la table du café où elle lisait en attendant la sortie des classes. Le lendemain, on le lui rendait, et il ne manquait pas une pièce, me dit-elle. Si ça m’arrivait, je serais bien en peine pour le dire : je ne sais jamais combien j’ai dans mon porte-monnaie…

Il paraît qu’en Europe, ce n’est pas comme ça, qu’il faut se méfier de tout le monde, et surtout des enfants. Un collègue de mon mari s’est fait voler tous ses papiers, le premier jour de son voyage en France. Quelles vacances… Le pire pays du monde selon sa femme. En fait, elle ne connaît que le Japon, Hawaï et Paris. Ah… Paris ! Que j’aimerais y aller, c’est si beau ! Je t’y emmènerais, te raconterais la splendeur de ses rues, la grandeur de la Tour Eiffel, l’élégance des femmes, l’odeur des baguettes chaudes tout juste sorties du four et la douceur du vin… Je te décrirais patiemment les tableaux du Louvre, les splendeurs de Versailles.

L’inconnu, était-il Français ? Je ne pense pas : on les décrit envahissants et mal élevés ; lui semblait sérieux, strict, sans fantaisie dans son bleu monotone, sans intérêt pour ce qui l’entourait. Avant-hier, il errait dans le couloir vêtu d’un yukata blanc, rayé de pourpre, sa ceinture mal mise. Il semblait bien pâle, sa serviette blanche autour du cou. Il ne marchait pas, il glissait, ses pieds trainant des claquettes trop petites et trop étroites. Il allait à l’onsen. Au dîner, à la table derrière moi, un groupe d’hommes voulait en interdire l’entrée aux étrangers ; ou au moins séparer les horaires. L’un d’eux assurait qu’il ne pouvait pas supporter de rester dans le même bain qu’un gaijin, et qu’il avait dû sortir quand le grand roux y était entré : « je n’ai pas confiance en ces gens, ils diffusent une énergie désagréable quand ils s’enfoncent dans l’eau : leur comportement n’y est pas naturel, ce qui me met mal à l’aise. Ce n’est pas un endroit pour eux ».

T’avais-je dit qu’il était roux ? Un roux sombre mais franc, comme un renard au pelage un peu foncé. Il était élancé ; au moins trente centimètres de plus que mon pauvre mari, assis en face de moi, la tête dans son bol, à aspirer ses nouilles de la soupe ; il me parut tout à coup rabougri. Avant, je n’avais jamais trouvé Yuki petit.

Un autre racontait que la veille, alors même qu’il pleuvait fort avant le passage du typhon, l’étranger se baignait tranquillement au rotenburo, s’appuyant sur le bord pour écouter la rivière. Et tous éclatèrent de rire.

Je sentis un sourire éclairer mon visage, quand j’imaginai à mon tour cet homme singulier barbotant sous la pluie, les fesses nues à demi sorties de l’eau pour orienter ses oreilles vers les méandres d’un courant déchaîné par la tempête imminente. Quelle drôle d’idée ! N’avait-il jamais entendu couler de rivière ? Ou peut-être avait-il vu quelque chose ? Cherchait-il ce qui aurait expliqué sa présence là-bas ? Un lieu secret, une cachette ? Peut-être pour y camoufler de l’argent, transporté dans cette sacoche qu’il tenait si fermement, et profiter du typhon, du fait que personne ne serait sorti, pour enterrer son trésor ?

Je me faisais sûrement des idées… J’aurais tant aimé découvrir ce qu’il tramait… Je sais que je ne devrais pas être si curieuse, mais il m’intrigue, obsession retorse, dont je ne peux m’extraire. Je ne peux pas m’en empêcher. J’hésitai à solliciter Yuki pour l’espionner, le suivre au bain, l’observer. Mais je n’osai pas. Il n’aurait pas compris ma curiosité. Nous n’avons plus cette complicité qui déclenche des actions de camaraderie, des secrets partagés, des rires sous-entendus. L’avons-nous jamais eue ? Il me reproche déjà d’être une commère. Une perversion, selon lui, acquise au café Yanaka, quand mes amies et moi nous y retrouvons avant d’aller faire les courses. Oisiveté, dit-il ! Mais après les courses, nous préparons le dîner et les bentos de nos enfants, et de nos maris pour leur déjeuner du lendemain. Que se permet-il, Yuki, de juger ainsi nos vies ? Lui qui n’est jamais à la maison ou presque. Je ne commente pas son travail, moi !

Pourquoi vouloir absolument en savoir plus sur ce spectre aux cheveux de feu qui arpentait l’hôtel ? Etrange, alors que je ne me suis jamais posé de questions sur mon mari. Je ne connais même pas la couleur de sa sacoche. Marron, en cuir, certainement… ou noire ? En a-t-il une, seulement ? Je devrais plus m’intéresser à lui, à ce qu’il aime, à ce qu’il fait, mais je crains d’être indiscrète ou de le contrarier, qu’il y voie l’interrogatoire d’une épouse défiante, remettant en cause son autorité et sa probité. Je sais qu’il travaille beaucoup, et qu’il fait de gros efforts pour notre famille. Il lui arrive même de dormir à l’hôtel près de son bureau, quand il n’a pas pu attraper le dernier train du soir. Alors, j’étais tellement heureuse qu’il m’emmenât dans cet endroit magique, niché au coeur de l’Hachimantai, bordé de forêts sur les pentes du plateau. Les arbres n’avaient pas encore leur parure d’automne, mais quelques feuilles commençaient à jaunir. Juste assez pour donner envie d’y retourner dans quelques semaines… Yuki voyage beaucoup à titre professionnel, et il aime rester à Tokyo le weekend, jouer au golf le samedi avec ses amis, et regarder le baseball à la télévision le dimanche avec notre fils. C’était un beau cadeau qu’il m’avait offert là pour quelques jours. Et moi qui, fascinée par sa présence, ne pensais qu’au comportement du grand roux…

La curiosité est-elle le miroir de l’ennui ? Nous envahit-elle d’autant plus que notre vie sonne creux ? Le Yanaka est-il le lieu où le vide se fait si profond, qu’il se transforme en potins ? Je ne suis pas assez intelligente pour répondre à tout ça. Et toi, mon pauvre journal, tu ne peux pas m’aider. Décidément, je me pose trop de questions aujourd’hui…

Le dernier soir, j’étais assise dans le lounge de l’hôtel après dîner. J’avais récupéré un fauteuil confortable par chance, et une tasse de thé. Un luxe d’avoir des boissons chaudes, gratuites et à volonté ! La baie vitrée donnait sur le petit jardin zen qui apportait la douceur et la sérénité préalables à une bonne nuit. Je dégustais mon matcha en observant tourner la roue à aubes rouge qui agrémentait la mare. Et enfin, je l’avais oublié ! Mon esprit s’était libéré, concentré sur quelques arbustes à la taille parfaite, qui me rappelaient la maison de mon enfance. Sans un bruit, Yuki arriva derrière moi, et posa sa main sur la mienne. Un frisson me parcourut, cela faisait si longtemps… Il était avare en tendresse, comme tout Japonais qui tient à sa virilité, et en public, ce devait être la première fois qu’il témoignait son affection si ostensiblement. Il me chuchota avoir réservé un bain privé, et m’invitait à l’accompagner. Quelle bonne idée !

« Je dois repasser à la chambre », lui répondis-je, « et je te rejoins. »

Tu n’imagines pas à quel point je me pressai vers l’ascenseur, poussée d’une joie candide, enfantine que je ne connaissais plus. J’étais simplement impatiente de retrouver mon mari ! Mon pas rapide me semblait leste, mon coeur léger. Alors que je réfléchissais à comment m’apprêter, un bras bloqua les portes sur le point de se refermer, et l’étranger s’infiltra dans la cabine avec moi. Il s’excusa humblement. Mais le trouble m’envahit : il dérangeait encore la simplicité de l’instant… Il brisait l’élan du bonheur. Esprit malin ? Toute la frustration de ma curiosité surgit aussitôt, et je brûlais de nouveau de mille questions ! Fureur dans ma tête, par où commencer ? Aucun son ne sortait de ma bouche, ma langue était sèche, ma respiration saccadée, mes pieds se dérobaient, tout comme lui qui était arrivé ! Alors soudainement, un mot vint, un seul, comme pour le retenir : « Hitori ? ».

Laisser un commentaire